"La beauté ne s'oppose pas à l'ordinaire", Mirza Tursić

La beauté ne s’oppose pas à l’ordinaire, un texte signé Mirza Tursić, proposé dans le cadre de l’exposition Traces de Passages : “Un projet éphémère d’interventions artistiques dans un immeuble centenaire voué à la démolition”, à Lausanne.

La beauté nous entoure, mais certains ont besoin de monter au sommet des Alpes pour la révéler. Elle nous accompagne depuis l’aube de l’humanité et fait intégralement partie des faits et gestes de tous les jours, et des objets qui nous entourent. Le quotidien est saupoudré de beauté, car sans elle, l’homme ne pourrait jamais intégrer l’espace et l’usage à sa façon. Pour ne pas nous sentir étrangers dans le monde, nous habitons la beauté du monde. Cependant, cet acte n’est pas aussi simple qu’il peut en avoir l’air, car la beauté implique une certaine résistance à ce que le monde fait de nous. Elle est, comme l’écrivait Sartre, une contradiction voilée. 

La beauté nous sépare : elle crée des inégalités entre les individus et rend des choses précieuses et inaccessibles. Souvent, c’est elle qui se trouve au milieu d’un écart. C’est elle la raison pour laquelle nous choisissons de vivre ici et non ailleurs. C’est à cause d’elle que les différences sont transformées en oppositions. Une beauté peut en cacher une autre, s’imposer à notre regard, et nous empêcher de se découvrir, de faire ressortir d’autres dimensions de soi.

La beauté nous rapproche : elle porte la promesse d’un monde meilleur et nous pousse à agir. Souvent, c’est elle qui crée de l’unité entre des choses hétérogènes. C’est elle qui exprime notre besoin de partage du sensible avec les autres. C’est grâce à elle que les hommes se réunissent sous le drapeau de l’universel. Un jugement de beauté n’est jamais strictement personnel et révèle toujours la vraie nature de notre rapport aux autres. Lorsque nous déclarons une chose belle, nous faisons un appel implicite au dialogue, au partage de ce que nous avons de commun. 

La beauté nous paralyse : elle nous emprisonne dans ses canons et affaiblit notre capacité à accueillir le changement. Aveuglés par des horizons bleuâtres et des paysages idylliques, nous tournons le dos aux possibilités que l’expérimentation et l’incertitude ont de diffèrent à offrir. La beauté est imprudente, car elle peut faire oublier les principes éthiques et négliger nos responsabilités. Lucifer n’était pas seulement le premier ange rebelle, il était aussi plus beau que les autres.

La beauté nous libère : elle allège le fardeau des décisions concrètes que nous devons prendre au jour le jour. Dans un espace entre-deux, l’humain fait émerger la beauté en se livrant à une sorte de jeu imaginaire où les souvenirs du passé, les projections virtuelles, et le présent actualisé sont évoqués en simultané, se nourrissant les uns les autres. La beauté nous permet de prolonger notre horizon de visibilité en contemplant des mondes possibles qui n’existent qu’en puissance. Parce qu’elle embrasse à la fois le passé, le présent et le futur, elle incarne la tradition avec autant de cœur que l’innovation, et s’exprime avec la même intensité chez l’esprit conservateur que chez l’esprit progressiste. 

La beauté est à la fois une expérience et un jugement. Comme n’importe quelle autre expérience, elle porte sur les jugements externes. Comme n’importe quel autre jugement, elle peut se faire rejeter au vu d’expériences ultérieures. Mais une chose reste importante à souligner : la force agissante de la beauté ne se trouve pas en dehors des objets qui nous entourent, ou du monde que nous créons ensemble. L’élitisme ségrégationniste de la haute culture se définit souvent par sa distinction de l’ordinaire, mais oublie trop facilement que tout grand art se nourrit dans et à travers notre expérience vécue. Le quotidien, déterminé par son invisibilité générale, reste toujours la source de toutes nos valeurs.

Ainsi, la beauté émerge toujours en tant que grande synthèse. Elle est la seule capable de réunir toutes les contradictions issues des mondes différents, et parfois antagonistes, auxquels nous appartenons. Le monde est beau parce qu’il est contradictoire. Un ensemble de belles maisons ne crée pas nécessairement un beau quartier. Différents types de phénomènes esthétiques surgissent à chaque niveau de complexité, et à chaque échelle sociétale. Ils montrent tous et sans exception que l’humain est fortement engagé dans le monde. L’ennemi de la beauté n’est pas l’inconnu, mais plutôt l’indifférence.

La beauté est toujours la beauté de quelque chose. Ce sont les espaces qui font émerger la beauté. On peut parler de beauté pittoresque précisément parce qu’il y a un espace pittoresque, de beauté mathématique parce qu’il y a un espace mathématique, ou de beauté ordinaire parce qu’il y a des espaces que nous considérons ordinaires. Notre quotidien ordinaire est fait de choses banales et de gestes répétitifs parsemés de petites expériences esthétiques qui se font oublier. Mais soyons prudents quand nous parlons de choses banales, car leur somme n’est jamais banale. 

Pourquoi, donc, parler de la beauté dans le cadre d’une exposition consacrée aux traces dans les appartements d’un immeuble voué à la destruction ? Tout d’abord, parce que la lecture des traces implique les mêmes mécanismes imaginatifs qui rendent possible l’investissement esthétique. Ensuite, parce que la beauté résonne avec tout le questionnement sur la réversibilité du visible et de l’invisible suscité par les traces. Elle a ce pouvoir d’obliger la pensée à dépasser les dichotomies et nous parle aussi bien de la présence que de l’absence, du contact que de la perte, du regardant que du regardé. Finalement, parce que les traces, comme la beauté même, se forment et se perdent sous les yeux de celui qui les observe.
— "La beauté ne s'oppose pas à l'ordinaire", Mirza Tursić, Zürich, 05.08.2020
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