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L’inhabitable est-il une hétérotopie ?

L’inhabitable est-il une hétérotopie ?

Contrôler l’espace est une composante incontournable du concept d’habiter. L’espace anthropisé, en proie aux risques et catastrophes naturelles demeure fragile. Les autorités publiques s’échinent ainsi à trouver des solutions - souvent sous la forme d’infrastructures fixes - pour affronter les aléas. Par exemple, en Nouvelle Orléans, les autorités administratives avaient tenté de mettre en place des digues pour prévenir les inondations. Mais, ces solutions s’appliquent-elles à toute la superficie du territoire ? Toujours en Nouvelle Orléans, le passage de Katrina en 2005 a fait ressortir les inégalités en matière d’habitation. La population noire qui constitue 37% des habitants, s’élève pourtant à 74% des sinistrés. L’hétérogénéité de certains lieux par rapport à d’autres, en termes de vulnérabilité, témoigne d’une forme d'hétérotopie sous-jacente. L’hétérotopie, selon Michel Foucault, désigne le contrôle social exercé par des institutions extérieures à l’individu, limitant leur liberté et leur autonomie. L'application de cette notion à la gestion de l’espace se rapporte aux décisions d'aménagement, orientées vers la régulation du territoire et débouchant ainsi sur l’enclavement et vulnérabilisation de certaines zones.

La vulnérabilité des Noirs en Nouvelle Orléans s’explique notamment par le processus de paupérisation du centre historique, conséquence du White Flight, soit : la fuite des classes blanches et embourgeoisées vers les suburbs. Les populations démunies héritent donc d’un espace devenu inhabitable. Cela se vérifie par la dynamique de reconstruction de l’espace habité qui s’effectue en périphérie, là où se trouvent les nouveaux centres économiques - Edges Cities (Ed Soja, 2000) - tandis que le centre historique de la ville continue de se dégrader.

Une frontière intangible mais effective entre Los Angeles et Skid Row.

Si certains lieux révèlent des inégalités a posteriori, comme l’ouragan Katrina, d’autres sont en revanche pré-conçus pour engendrer une organisation spatiale inégale. Tel est l’exemple de l’aménagement du Downtown Post-Moderne de Los Angeles où les promoteurs immobiliers ont sciemment divisé l’espace en deux : une zone habitée et habitable et une zone habitée mais foncièrement inhabitable. Le quartier de Skid Row est qualifié par Mike Davis dans The City of Quartz (1990) de “forteresse à ciel ouvert”. Le géographe néo-marxiste entend par là que cette ancienne friche industrielle a été transformée en zone de containement pour les populations marginalisées. Afin de garantir la séparation entre le centre-ville et ce quartier malfamé, une “police de l’espace” demeure postée aux quatre coins de la ville pour surveiller la circulation. En somme, l’autoroute qui évite ce bidonville est la pièce maîtresse de cette parfaite hétérotopie.

Le système de rétention des migrants : l’inhabitable, une hétérotopie en mouvement.

Les zones enclavées remettent en question le principe d’homogénéisation des espaces en ce qu’elles traduisent une réalité géographique séparée des autres à cause d’une distance infranchissable. Or, l’inhabitable - que l’on associe ici à l’enclavement - n’est pas assigné à un lieu fixe, c’est une réalité en mouvement. Dans une étude sur la précarité des migrants dans le système carcéral américain, Lauren Martin démontre que la détention des migrants fonctionne en réseau. Dès lors qu’ils sont interpellés aux postes de contrôle de San Diego/Tijuana, ou Arizona/Sonora, les migrants transitent immédiatement vers les complexes de détention du Texas, d’Arizona, ou du Colorado… Pour s’assurer que les détenus n’aient pas le temps de s’acclimater à leur nouvel environnement et de tisser des liens entre eux - ce qui pourrait les amener à se révolter ou s’évader - les autorités pénitentiaires les transfèrent régulièrement de centre en centre. On assiste donc à une “mobilité forcée” (Dominique Moran, 2013) puisque les migrants se déplacent malgré eux pour être ré-enfermés ailleurs.

Références bibliographiques :

  • Foucault Michel « Hétérotopie » : Conférence de 1967 « Des espaces autres » [archive] Michel Foucault, Dits et écrits (1984), T IV, « Des espaces autres », no 360, p. 752-762, Gallimard, Nrf, Paris, 1994 ; (conférence au Cercle d'études architecturales, 14 mars 1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, no 5, octobre 1984, p. 46-49. M. Foucault n'autorisa la publication de ce texte écrit en Tunisie en 1967 qu'au printemps 1984.

  • Moran Dominique, Carceral Spaces, 2013, Ashgate Publishing Group.

  • Peretz Henri. Davis Mike, City of quartz. Los Angeles, capitale du futur.. In: Revue française de sociologie, 1998, 39-4. pp. 810-812.