Au-delà de l’espace extérieur : un Moi inhabitable ?
L’inhabitable pourrait se superposer à l’habiter. Le caractère subjectif de l’inhabitable, dans lequel chaque corps porte un regard spécifique vis-à-vis de l’écoumène et de ses dangers, pousse certains individus à se murer dans un environnement hostile. Mais comment évaluer la fiabilité de leurs perceptions ? Sont-elles toujours justifiées par une certaine condition physique ?
Ici, on décalera la focale en donnant à la problématique un tour plus littéraire : et si l’inhabitable pré-existait au sein de chacun ?
L’Habitat comme métaphore de l’identité : Stevenson à David Fincher
Une cave obscure aux charpentes vermoulues, le clapotis incessant des gouttes d’eau qui perlent sur un sol humide et sale. Tout déconcerte dans l’habitation de Tyler Durden, figure emblématique de Fight Club. Pourquoi le personnage principal, s’entête-il à vouloir cohabiter avec Tyler dans cet abri de fortune, promis au délitement ? Au fil de l’intrigue, à mesure que la maison se détériore, le spectateur voit son héros “se détériorer” et sombrer dans la folie. Cette propension à la destruction et l’auto–mutilation est l’un des enjeux clef du scénario. Tout au long du film, le spectateur suit le parcours de protagonistes torturés et tiraillés par plusieurs identités. Le Narrateur aspire en effet à une transfiguration. Heureux d’aller au fight club pour se défigurer”, il fait prendre à ce terme tout son sens lorsque le spectateur comprend enfin que Tyler et le Narrateur n’étaient en fait, qu’une seule et même personne : le narrateur voulait donc littéralement changer de visage. Il en va de même pour son alter-égo féminin Marla. Le héros et l’héroïne partagent d’ailleurs la même passion : s’introduire dans des groupes de soutien pour se réinventer une vie, en se projetant dans le malaise des autres. Mais à l’inverse de son homologue masculin, la jeune femme parvient à se départir de “son inhabitable”. Quand Tyler vole au secours d'une Marla désespérée, au bord du suicide, il l’arrache à sa chambre d’hôtel miteuse qu’elle n’habitera plus par la suite. En échappant à son logement, la protagoniste dit adieu à son identité passée et laisse place à une nouvelle Marla, plus “vivante”.
La qualité du logement comme métaphore de la qualité de l’esprit n’est pas une invention récente. En 1886, dans L’Étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde, Robert Stevenson esquissait la demeure de l’estimé docteur Jekyll comme une bâtisse difforme et étriquée. Ce personnage ambivalent est écartelé entre deux personnalités : lui-même et Hyde. Dans le roman, Jekyll finit par perdre l’emprise qu’il a sur sa propre personne. Pour Vladimir Nabokov, l’auteur britannique réussit ce tour de force de dépeindre avec subtilité les troubles de la dissociation car la maison Jekyll, traduit une dualité inhérente à l’être humain.
Spatialité et troubles alimentaires : Bartleby
Jusqu’où faut-il fixer les bornes de l’inhabitable ? Serait-ce grossier d’admettre que notre propre société puisse être source de toxicité ? L’ouvrage de Muriel Darmon peut nous amener à creuser cette piste. Plus qu’une sociologie se bornant à dépeindre l’anorexie comme une maladie mentale, la sociologue se penche sur l’inscription de ce comportement paradoxal dans un espace social particulier. Cette démarche fait écho aux législations françaises de 2007. Vers la fin des années 2000, l’hypothèse que les troubles psychologiques puissent être provoqués par la société et non plus par le patient, commence à interroger. L’État français se met à réguler la diffusion des images. Valérie Boyer, députée du parti Les Républicains (anciennement connu sous le nom de l’Union pour un mouvement populaire), propose alors une loi pour réprimander les “incitations à la recherche d’une maigreur extrême ou à l’anorexie”. Si au Moyen Âge, l’anorexie s’ancre dans une quête de transcendance, dès la fin du XIXème siècle, l’industrialisation des pays occidentaux engendre une nouvelle forme d’anorexie : la résistance contre la société de l’excès. Aujourd’hui encore, l’affluence d’images marquetées de femmes peuvent provoquer un sentiment de malaise pour de nombreuses jeunes filles se considérant hors normes. Dans un monde inondé d’images, il est possible que certain(es) s’y noient, préférant éviter de sortir que d’être confrontés à ces projections de corps trop parfaits. La dimension spatiale de l’anorexie est assez peu étudiée, elle est pourtant centrale. Rappelons qu’au sens propre du terme, “habiter” signifie s’approprier l’espace. Or, L’anorexie est une sorte de “dés-appropriation” spatiale puisqu’elle transforme un espace familier en un espace incontrôlable. L’exemple qui illustre le mieux l’oppression fictive d’espaces anthropisés demeure Bartleby, the Scrivener (1853). Dans Résistances de la psychanalyse, Jacques Derrida parlait justement de l’œuvre de Melville en ces termes :
Ceux qui ont lu ce petit livre immense de Melville savent que Bartleby (…) sans rien dire, fait parler le narrateur… Bartleby, c’est le secret de la littérature. Là où peut-être elle fait parler la psychanalyse. « Là où » : le lieu même de la résistance.
Ce grand petit livre a, en effet, le mérite d’être grand en ce qu’il parvient à la fois à cacher et révéler des éléments clefs qui complètent l’histoire et interrogent le lecteur sur l’identité brumeuse de ce fameux Bartleby. Le scribe est affublé d’une voix délicate, d’un visage aux traits fins et d’un corps svelte… rien ne le présente comme un personnage masculin. Jane Demarais se demandait même si Melville n’avait pas volontairement créé un personnage féminin. Encerclée par les bureaux de Wall Street qui symbolisent le pouvoir masculin - ou juste social ? - Bartleby résiste à ce que la société attend d’elle et préfère se cloîtrer au fond d’une prison - n’est-ce pas là une métaphore de son propre corps ? - où elle peut enfin dépérir en paix. Cette théorie est d’autant plus plausible que le rapport à la nourriture est omniprésent dans l’histoire. Même lorsque la narration relie les événements à des horaires, ceux-ci sont définis en fonction de l’heure du repas, avant ou après midi (noon, after lunch time, afternoon) Ainsi toute l’action s’articule autour de la thématique du repas. On retrouve ainsi les caractéristiques de l’anorexique issue de la société industrialisée du XXème siècle. Dans un monde d’opulence, Bartleby résiste à sa manière en se retirant de tout afin de se sentir en sécurité. Ce personnage qui aspire tant à la dépossession, n’est pourtant pas négligé par le narrateur qui lui propose une voie de sortie en lui offrant « la clef » du bureau. Cette clef symbolise le pouvoir, l’affirmation, donc d’une certaine façon : l’habiter. Ce que le narrateur propose à Bartleby c’est de rouvrir la porte de sa féminité… et de reconquérir son espace ! L’homme est un être fragile aux mille incohérences. Avant de parvenir à habiter l’espace, peut-être faut-il apprendre à s’habiter soi-même.
Sources :
David Finchley (1999), Fight Club, 20th Century Fox
Herman Melville (2003), Bartleby the Scrivener, Gallimard Education
Jacques Derrida (1996), Résistances de la psychanalyse, Galilée
R.L Stevenson (1988), The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde, LGF
Cairn.fr, le Journal des Psychologues, Mathilde Mus (2013) : Quelle place pour les personnes handicapées dans la société ?
OpenEdition Journals : Muriel Darmon (2008), Devenir anorexique. Une approche sociologique, La Découverte